Musée du Louvre
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Depuis des siècles, les artistes copient dans l'ombre anonyme de l'atelier ou dans la lumière de la gloire individuelle. Et à l'ère du dieu informatique, ils sont loin d'être en voie de disparition.
Brigitte Camus, Paris
Publié le 03 octobre 1998
Jusqu'au XIXe siècle, la copie d'après l'original, sa reproduction ou la nature, est le fondement de l'enseignement artistique. Ouvert en 1793, le Musée du Louvre a pour vocation première de «servir d'école aux artistes», qui, génération après génération, prennent le suc des grands maîtres. Cézanne vient au musée comme on consulte l'oracle et Picasso proclame que «l'art se meurt en l'absence d'un académisme fort». Le mot est lâché, qui conduit certains à déboulonner, parfois, le modèle de son piédestal. Mais quand Duchamp et Dali affublent la Joconde de moustaches, ils n'évacuent pas la référence au passé et n'abolissent pas l'indissociabilité du maître et du disciple. Ainsi, alors que Van Gogh vénère amoureusement Millet (lire en page 18), Courbet fustige la mièvrerie des maîtres italiens.
Copier-coller: à l'ère du dieu informatique, un geste sur l'écran permet de reproduire, sans interprétation et instantanément, une phrase, un paragraphe. Et Copier-créer, de Turner à Picasso, 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre est le titre de l'exposition organisée par le Musée du Louvre en 1993, à l'occasion de son bicentenaire, pour magnifier l'artiste-copiste qui regarde, analyse, compare, reproduit, imite, cite, emprunte, assume le mimétisme, s'en nourrit.
Le temps est un passage obligé. Avant d'être artiste, l'apprenti est élève, ouvrier, artisan, voire étudie les arts martiaux comme l'artiste Bernard Johner, qui enseigne le métier de la copie picturale à l'Association pour le développement de l'animation culturelle de Paris (ADAC) et à l'Ecole des beaux-arts de Chaville, près de Paris. Il veut «retrouver la gestuelle» vécue à travers les époques et les styles afin d'apprendre la maîtrise de la main… et de la patience.
«Il faut cinq à dix ans pour être un bon copiste, c'est-à-dire pouvoir comprendre et reproduire les techniques», précise Bernard Johner, formé à l'ancienne par un maître espagnol qui le «clouait» vingt heures d'affilée devant son chevalet. Il a réalisé sa première copie au Louvre il y a déjà trente ans mais il vient de comprendre seulement aujourd'hui sa passion pour la copie, alors qu'il développe en parallèle sa propre création. «J'ai perdu, enfant, ma sœur jumelle, je crois que je continue à chercher le double parfait», confie-t-il.
Quant à Jacques Despaigne, musicien et autodidacte, il copie depuis six ans au Louvre et a toujours le trac quand il commence. Il avoue avoir passé quelque deux cents heures sur La Dentellière de Vermeer. «Combien de temps ça prend?» demandent toujours les enfants qui le regardent. Il laisse les années d'apprentissage creuser leur sillon: «La technique trace son chemin, et si un jour il doit y avoir un déclic, je me lancerai», souligne-t-il.
Gilles, agent de surveillance au Louvre, était, lui, bien placé pour attraper le virus: il plante son chevalet sur son lieu de travail les jours de congé.
De son côté, l'ADAC vient de lancer un cours de copie au Musée d'art moderne de la Ville de Paris le samedi matin. Et au Louvre, les inscriptions sont en hausse depuis quelques années: «Nous sommes déjà complets pour le premier trimestre», précise Maïten de Férié, responsable du bureau des copistes au Louvre. Sur plus de cent inscrits chaque année, 68% appartiennent aux professions artistiques, mais l'accès du musée est libre et gratuit moyennant quelques formalités.
Jean-Pierre Cuzin, commissaire de l'exposition organisée par le Louvre en 1993 et conservateur en chef du département des peintures au Musée du Louvre, confirme: «Depuis une quinzaine d'années, on assiste à un retour à la technique, et le concours pour entrer à l'Institut de formation des restaurateurs d'œuvres d'art (IFROA) comprend une épreuve de dessins d'après moulages et la copie d'un tableau ancien; dans les écoles, on revient au dessin d'après modèle vivant: Rubens s'est forgé en copiant des centaines d'œuvres et Giacometti et Matisse passaient leurs journées au Louvre. Les artistes se rendent compte que les photographies et les images sont des fantômes. Rien ne remplacera la différence de lumière le matin et le soir au Louvre.»
Un point de vue que partage François. Venant de l'univers des images de synthèse, il a ensuite intégré les beaux-arts, qu'il a désertés il y a trois ans. «Je ne me retrouvais ni dans les ateliers qui défendaient à tous crins les installations et la vidéo en proclamant la fin de la peinture et du regard, ni dans ceux qui prônaient une vision passéiste.» Retour aux sources, donc: «Le monde des images pauvres et mortes m'a projeté au Louvre pour réapprendre à voir.»
Aujourd'hui, il attaque sa cinquième copie, un Van Dyck. «M'intéresse le fait qu'il soit élève de Rubens. J'étudie le rapport entre la mélodie et la structure, mais je n'intellectualise qu'à partir de l'acte. Il faut regarder de façon conceptuelle mais il faut être fou, sinon on est froid.» Solitaire, silencieux, il concède que sa façon de copier en surprend plus d'un: «Je passe outre à l'image, je pars d'un chaos.»
Sans s'ériger en modèles pour leurs élèves, des artistes contemporains reconnus explorent eux aussi d'autres voies. Pierre Buraglio, qui expose actuellement à la Galerie Marwan Hoss à Paris, enseigne depuis vingt ans et dirige un atelier à l'Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Un peu désabusé à force de «mettre de côté ce qui le préoccupe pour s'intéresser exclusivement au travail de ses étudiants», qui eux «ne s'intéressent pas à l'approche des maîtres sauf de façon ponctuelle», Buraglio, fatigué de se dédoubler, a pris une année sabbatique. Il ne sent d'affinités ni avec le petit noyau qui se réclame de la tradition ni avec les transpositions vidéo ou photographiques radicales. Ses «dessins d'après» Poussin, Degas et Cézanne, techniques multiples, peinture «silencieuse et distanciée», prennent leur source bien des années auparavant: «Quand j'ai vu le tableau Orion aveugle de Poussin, j'ai eu un choc», lâche-t-il.
Bernard Piffaretti, un jeune artiste, expose à la Galerie Jean Fournier, à Paris. Il dirige depuis quatre ans un atelier d'une vingtaine d'étudiants aux Beaux-Arts et se définit comme un peintre traditionnel, qui se sert d'un châssis, d'une toile, de peinture et de pinceaux, mais travaille sur les notions de temps et de séries en «refusant la projection et l'expression». La duplication comme forme et méthode constitue l'essence de son œuvre: chaque tableau est constitué de deux parties «similaires» séparées par un trait vertical, l'une étant la réplique de l'autre. Le sujet, le style importent peu.
Il commence indifféremment par la partie gauche ou droite et travaille en deux temps: «Ce qui m'intéresse, c'est de passer par tous les actes de peinture qui ont conduit au tableau, et d'analyser le langage employé. Pour moi, il n'y a pas de forme nouvelle et ce qui apparaît au départ comme une contrainte, la duplication, permet de dépasser l'aspect mythique de la toile blanche, d'évacuer la production d'images, l'expression ou la projection. Ce qui est important, c'est ce qui se produit quand je passe d'un côté à l'autre: je travaille jusqu'à obtenir une charge picturale, je ne sais jamais combien de temps cela prendra.»
Vis-à-vis de ses étudiants, Piffaretti, pour qui un tableau n'est jamais achevé, insiste: «On peut avoir des idées géniales, cela ne sert à rien car c'est le temps qui donnera au tableau sa force, sa présence.»
Le temps est également l'une des préoccupations majeures du galeriste Troubetzkoy, qui occupe le marché très réduit de la réplique de tableaux et travaille pour des collectionneurs, des commissaires-priseurs, des galeristes, des cinémas, des châteaux, des grands hôtels dans le monde et, bien sûr, des particuliers désireux de contempler le double de l'original caché dans un coffre. Il a dû réaliser dans des délais assez serrés les répliques des tableaux de Toulouse-Lautrec pour le film de Roger Planchon, le Musée d'Albi ayant refusé le prêt des originaux à la production.
Il doit parfois répondre à une commande en quarante-huit heures, tout en livrant une œuvre dont le rapport qualité-prix ne laisse pas à désirer: «Le marché de la copie n'existe que si l'on propose une bonne qualité à des prix attrayants. Les prix de mes répliques de tableaux de peintres flamands, hollandais ou orientalistes s'échelonnent de 2000 à 9500 francs (français) et surtout, nous faisons autant de retouches que nécessaire.»
Avec un chiffre d'affaires annuel de 7 millions de francs, il emploie une équipe de douze peintres professionnels à plein temps, salariés, qui exécutent des répliques de tableaux. «Je pars de la prise de vue de l'original et nous imprégnons, à partir d'une presse chauffante, une émulsion sur une toile de lin. Ce procédé me permet de payer décemment mes artistes. Sur 1800 tableaux vendus par an, 1600 sont exécutés sur commande, et je préfère proposer des tableaux inconnus de grands peintres ou des répliques de bons peintres du XVIIe au XIXe siècle, dont la cote va de 200 000 francs à 2 millions de francs, que de me cantonner à la «tarte à la crème impressionniste». Grâce à l'accès aux photothèques professionnelles, je peux reproduire des tableaux de Christie's mis en vente il y a cinq ans.»
Musée du Louvre, Paris, 26 avril-26 juillet 1993… (más)