I
Philosopher comme un paysan
Géologie d’une morale

1

1
Tutoyer le vide en marchant —. Mes visites au grand écrivain, je ne les ai faites qu’à Nietzsche : à Nice, contemporain du tremblement de terre qu’il est lui-même et dans les rues où il croise peutêtre Jean-Marie Guyau, le jeune auteur tuberculeux d’une Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction qu’il annotera avec fièvre ; sur les hauteurs du chemin d’Èze, quelques kilomètres plus loin, en à-pic sur Mare Nostrum; dans la baie de Naples, sous le signe du Vésuve à Sorrente ; sur la plage de Rapallo et sur les hauteurs de Portofino où il allumait de grands feux au petit matin après une nuit de veille socratique ; à Milan ou à Turin, là où sa marchande des quatre-saisons lui choisit de beaux fruits gorgés du soleil méditerranéen, sinon au lieu où il s’effondre à genoux après avoir embrassé un cheval frappé par son cocher; sur le Fondamento Nuevo de Venise d’où il voit le cimetière San Michele qui deviendra l’île des morts dans le Zarathoustra, une cité dans laquelle le chant des gondoliers le plonge dans un état de ravissement; dans les ruelles vivantes de Gênes où il souhaite vivre comme le petit peuple; à Rome, au Vatican même, où il rencontre Lou Salomé dans une chapelle ; mais le plus souvent à Sils-Maria en haute Engadine, en Suisse alémanique, là où le surhomme et l’éternel retour surgissent dans sa vie — donc dans la nôtre, donc dans la mienne. [...]