I
AMANTS
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Aujourd’hui, une canicule obsédante semble avoir perdu de son ampleur alors que l’anticyclone des Açores reste installé au-dessus de l’ouest de l’Europe ; la Méditerranée, au large de l’île de Lampedusa, entre le sud de l’Italie et la Tunisie, est de ce bleu cobalt qu’employa Turner lorsqu’il peignit les paysages vénitiens ; les odeurs de soufre et de mauvais charbon qui infestaient les rues de Berlin-Est ont disparu du quartier Unter den Linden et le nouvel ambassadeur de France a regardé de ses fenêtres de la Pariserplatz les six chevaux lamés d’or ornant la porte de Brandebourg; à Paris, le soleil s’est levé à 5 h 57, il se couchera à 21 h 31 ; en cette somptueuse journée d’août, la capitale française est visitée par des milliers de touristes qui découvrent la Seine et ses trente-quatre ponts ; en file indienne, dans l’escalier torsadé de la tour nord de Notre-Dame, ils peuvent apercevoir les tuyères bleues et rouges de Beaubourg et, dans le lointain, la butte Montmartre flanquée de sa basilique des Mille et une Nuits ; dans un arrondissement résidentiel, un homme ajuste un chapeau sur son crâne glabre afin de dissimuler la chute de cheveux qu’une chimiothérapie de l’urgence vient de provoquer ; à 14 heures, un écrivain égyptien – chemise jaune et pochette assortie – résidant à l’Hôtel de la Louisiane dans le quartier Buci, s’installe avec sa ponctualité coutumière dans sa brasserie préférée et, muet depuis une trachéotomie récente, commande dans un souffle des œufs frits et du pain grillé; une jeune femme à qui on vient d’arracher son sac au carrefour Barbès-Rochechouart porte plainte auprès de deux agents en uniforme qui tentent de la calmer; sur un banc de rondins vernis, près du bassin de la Villette, une autre femme, plus âgée celle-ci, dont la nuque se couvre de perles de sueur, vient d’ouvrir le roman en format de poche commencé la veille et qui a pour héros un certain Frédéric Moreau ; dans un minuscule appartement du quartier Bastille, deux jeunes gens se demandent, eux, de quoi est faite cette vie qui les nourrit, les habite, les enthousiasme. [...]